Que SCOAP3 décolle ou non, de toute façon, le projet aura un impact sur l’évolution de l’édition scientifique.
Le mouvement du Libre Accès s’intensifie depuis quelques années et l’on assiste à de nombreuses réalisations qu’il s’agisse de la création d’archives ouvertes ou le choix de l’accès libre pour les revues. Parmi les initiatives originales, le projet SCOAP3 (Sponsoring Consortium for Open Access Publishing in Particle Physics) se propose de modifier, en accord avec les éditeurs, le modèle économique des revues du domaine de la physique des hautes énergies. Responsable du Service de l’Information Scientifique et directeur de la bibliothèque du CERN (Suisse), Jens Vigen revient sur l’initiative SCOAP3.
Question : Pouvez-vous nous rappeler l’origine du projet SCOAP3 et comment cette initiative s’inscrit dans la politique du CERN ?
Jens Vigen : Depuis toujours, le CERN diffuse les tirés-à-part et les « preprints » à la demande, d’abord sous forme papier et, depuis bientôt 20 ans, sous forme électronique. Selon le règlement du CERN, les chercheurs qui soumettent un article pour publication doivent envoyer une version électronique à la bibliothèque pour un dépôt dans l’archive ouverte du CERN, ce qui nous permet de proposer 100% de notre production en prépublication. Il nous a semblé naturel de travailler à obtenir le Libre Accès pour la version publiée.
Trois éléments ont été importants pour cette décision : notre longue tradition de prépublication, le fait que le mouvement du Libre Accès parmi les bibliothécaires ait pris de l’ampleur depuis 2003 et le fait que certaines revues en physique des particules offraient déjà des modèles de libre accès bien avant que ce concept soit accepté. Le CERN, qui soutenait et soutient ces revues, a décidé de réagir à ce moment. Une réunion d’information a été organisée, en septembre 2005, auprès des chercheurs pour leur expliquer le mouvement et les sensibiliser ; puis un séminaire de deux jours, fin 2005, avec les acteurs impliqués dans la communication scientifique : éditeurs, agences de financement et chercheurs. Suite à cette réunion, une « task force » a été créée réunissant des éditeurs, des représentants des agences et des chercheurs. Leurs réflexions ont débouché sur le modèle du sponsoring. Un groupe de travail a ensuite défini les détails sur sa mise en place et le rapport, publié en avril 2007, contient la description du projet. SCOAP3 sera établi dès qu’une masse critique de pays de tous les continents aura apporté son support financier.
Q. : Sur quels principes financiers fonctionnent SCOAP3 ?
J.V. : La contribution financière d’un pays est basée sur sa production scientifique dans le domaine de la physique des hautes énergies. Le calcul a été effectué à partir des informations contenues dans la base HEP-SPIRES (1) qui nous a permis d’estimer le nombre total d’articles, environ 10 000 pour une année. La production par pays peut ensuite être définie en fonction de l’affiliation des auteurs. Ainsi, on obtient 2,1% pour le CERN, que l’on considère comme un pays dans cet exercice, et 3,8% pour la France. Tous les pays contribuent au prorata du nombre d’articles publiés ou copubliés par leurs chercheurs. Par exemple, si un article a trois auteurs appartenant à trois pays différents, chacun devra supporter le tiers du coût. Ce calcul a été fait pour l’intégralité des publications et va être mis à jour chaque année. La contribution se fait au niveau national et a chaque pays de décider comment répartir ses propres coûts parmi les institutions nationales.
Le prix d’un article a été estimé à 1 000 euros. Cette estimation est basée sur les données fournies par les sociétés savantes. Ce chiffre a été confirmé par EDP Sciences lors de i-expo en Mai 2008. Avec cette somme, un éditeur peut fonctionner et réaliser une marge bénéficiaire. Le coût global de SCOAP3 est estimé à 10 millions d’euros par an.
Q. : Quel est l’état d’avancement du projet et comment envisagez- vous les prochaines étapes ?
J.V. : Depuis l’été 2007, des protocoles d’accord ont été signés avec 15 pays et, pour le moment, 38,4% du budget est assuré (statut au 13 juin 2008). Des discussions sont en cours aux Etats-Unis, où bientôt la moitié du budget sera assurée. Les négociations sont très avancées au Japon et des contacts ont été établis avec la Chine et l’Inde.
En France, il y a un fort soutien au libre accès de la part des institutions de recherche telles que l’IN2P3. Sa bibliothèque possède les abonnements aux revues concernées et donc la redirection des coûts vers SCOAP3 est évidente. L’opération sera donc économiquement neutre, et pourra même générer des économies.
La prochaine étape sera de lancer un appel d’offre à destination des éditeurs qui publient dans le domaine de la physique des hautes énergies. L’objectif est d’être prêt pour 2009 même si nous aurions aimé que la première publication, issue des travaux du Grand collisionneur d’hadrons « LHC », puisse être publiée en libre accès grâce au consortium SCOAP3. Cela sera quand même le cas puisque tous les éditeurs majeurs en Physique des Hautes Energies se proposent de la publier en libre accès en attendant l’établissement de SCOAP3.
Q. : Pour les revues concernées par l’initiative, quels seront les droits des auteurs et des utilisateurs par rapport à leurs articles ?
J.V. : Bien sûr, un des objectifs de SCOAP3 est de donner aux auteurs un meilleur contrôle sur leurs articles. SCOAP3 vise à ce que les articles en physique des particules soient publiés en libre accès de manière irréversible, les auteurs aient le droit d’héberger l’article sur des serveurs différents de ceux des éditeurs, et qu’ils puissent réutiliser le matériel scientifique dans d’autres travaux, sans demander l’autorisation aux éditeurs.
Q. : Le peer-review assure la validation du contenu des revues scientifiques. Que pensez-vous de la possibilité d’évaluer les articles dans les archives ouvertes ?
J.V. : Passer du modèle actuel à ce nouveau mode de validation aurait été un changement trop radical. Les chercheurs n’auraient pas suivi : ils tiennent à publier dans des revues pour continuer à être évalués selon les mêmes principes. De plus, il aurait sans doute été plus difficile d’obtenir le soutien des institutions de recherche. Et donc, SCOAP3 met en place un modèle très peu différent du modèle classique. Mais dans un futur plus ou moins lointain, pourquoi ne pas envisager une évaluation, par la communauté, du contenu des archives ouvertes. Cependant, la décision revient aux communautés elles-mêmes de pousser ou non dans cette direction.
Q. : Quelles autres initiatives de publication en Libre Accès vous paraissent-elles intéressantes ?
J.V. : SCOAP3 ne concerne pas les comptes-rendus de conférences, mais, depuis quelques années, il existe de nombreuses options qui permettent de publier ce type de documents en libre accès. Ces options fonctionnent très bien et sont très appréciées par la communauté scientifique, nous pouvons citer par exemple JACOW ou POS, PhysMathCentral ou encore les Journal of Physics : conférence series de l’Institute of Physics Publishing (IOP).
Pour les journaux, une initiative concernant le Journal of Instrumentation, créé par International School of Advanced Studies (SISSA) et IOP, propose un modèle hybride permettant aux institutions qui le souhaitent de payer un « membership » et publier ainsi tous leurs articles en libre accès. Ce modèle rencontre un véritable succès auprès des chercheurs du CERN.
Nous pouvons citer encore le modèle du journal Physical Review Special Topics Accelerators and Beams, journal très spécialisé qui est publié complètement en libre accès ; il est parrainé par un certain nombre d’institutions et de nouveaux commanditaires sont recherchés notamment en France.
Q. : Pensez-vous que le modèle SCOAP3 soit transposable à d’autres disciplines, par exemple en biologie, en médecine ?
J.V. : Nous avons soumis une proposition de projet européen – SOAP (Study on Open Access Publishing) – qui se propose d’étudier comment transposer ce modèle dans d’autres domaines. Nous attendons une réponse dans les semaines à venir.
Le modèle SCOAP3 concerne un domaine particulier, la physique des hautes énergies : il y a peu d’éditeurs – le nombre d’éditeurs est plus un facteur limitant que le nombre de revues – et, auteurs et lecteurs sont les mêmes personnes, ce qui n’est pas le cas en médecine par exemple. Cependant, le modèle peut sans doute être adapté pour des domaines proches comme l’astrophysique ou la physique nucléaire.
Pour la première fois dans l’histoire de l’édition, le modèle proposé par SCOAP3 cherche à aligner les prix avec la qualité scientifique des revues et à remettre l’auteur à la première place. Que SCOAP3 décolle ou non, de toute façon, le projet aura un impact sur l’évolution de l’édition scientifique.
(1) La base HEP-SPIRES est un projet conjoint de DESY, Fermilab et Stanford (SLAC) http://www.slac.stanford.edu/spires/hep/.