Le libre accès ne se résume pas à une simple question technique sur le financement des revues ou la création d’archives.
Enseignant-chercheur en philosophie à l’Earlham College, Peter Suber est principalement connu pour son engagement en faveur du Libre Accès.
Question : Comment percevez-vous – depuis les Etats-Unis – l’évolution du concept de Libre Accès en Europe, notamment depuis la Déclaration de Berlin ?
Peter Suber : L’avant-garde du mouvement du Libre accès se trouve à présent en Europe. Au début de l’été 2004, on a pu penser un moment que les Etats-Unis et le Royaume-Uni allaient rendre obligatoire le libre accès pour la recherche financée sur fonds publics, une mesure sensée qui s’était fait trop attendre. Pourtant, fin 2004, les National Institutes of Health (NIH) aux Etats-Unis sont revenus sur la politique forte demandée par la Chambre des Représentants et le gouvernement britannique a rejeté les directives fortes demandées par la Chambre des Communes. En février 2005, la conférence Berlin3 qui s’est tenue à Southampton a formulé les directives dont nous avions précisément besoin pour avancer, à savoir, rendre obligatoire le dépôt dans des archives ouvertes et encourager la publication dans des revues en libre accès. Les auteurs de ces directives sont en majorité européens et la plupart des universités, laboratoires et organismes de financement signataires de la déclaration sont européens.
Le Wellcome Trust au Royaume-Uni a annoncé en novembre 2004 qu’il prendrait des mesures pour que la recherche financée par le Wellcome Trust soit en libre accès. A présent le CERN va adopter la même position pour ses chercheurs. Si le gouvernement britannique a rejeté les recommandations sur le libre accès du Comité Gibson en novembre 2004, les Conseils de la recherche du Royaume-Uni devraient adopter l’essentiel de ces recommandations incessamment sous peu. Une partie des établissements qui ont signé la Déclaration écossaise sur le libre accès (Scottish Declaration on Open Access) rendra obligatoire le libre accès et l’autre partie prendra des mesures incitatives. Au cours d’un congrès qui s’est tenu en Ukraine en février 2005, il a été recommandé que les autorités ukrainiennes rendent obligatoire le libre accès à la recherche financée sur fonds publics. La Finlande a officiellement décidé d’encourager le libre accès, sans le rendre obligatoire, position adoptée par les grands organismes de recherche en France (INRA, CNRS, INRIA et INSERM), en Allemagne (Max Planck Gesellschaft, Deutsche Forschungsgemeinschaft,
Deutsches Forschungsnetz, Hochschulrektorenkonferenz
ou conférence des recteurs d’université),
aux Pays-Bas (réseau DARE d’universités néerlandaises),
en Italie (32 organismes de recherche), ainsi qu’en Autriche, en Belgique, en Estonie, en Grèce, en Hongrie, en Norvège et en Suède, où d’importants organismes ont pris une position similaire.
Le libre accès progresse sur tous les continents, mais sa progression est plus rapide en Europe. Dans un sens cela n’a pas d’importance puisque la science est internationale. Le progrès est toujours plus rapide à un endroit à un moment donné, et en ce moment c’est en Europe. Ce qui est important, c’est que l’Europe se distingue par la solidité et par la cohérence de ses politiques sur le libre accès et non seulement par la rapidité de leur mise en place. Ainsi, les organismes qui souhaitent des directives, devraient préférer les directives de Berlin3 à celles des NIH.
Je ne pense pas qu’on puisse parler de concurrence nationale ou régionale autour du libre accès. Mais si elle existe, elle est d’une nature particulière : c’est une concurrence pour servir tout le monde dans le monde entier et non pour la gloire ou la renommée. C’est une concurrence où les leaders veulent réduire et non pas accentuer l’écart qui les sépare des autres.
Q. : Après la proposition faite par les NIH, quelles sont selon vous les perspectives de développement du Libre Accès aux USA ?
P. S. : Je suis assez déçu par la dernière mouture de cette politique. La première version était bien meilleure, mais les éditeurs ont réussi à la vider d’une bonne partie de sa substance. Ce texte devait à l’origine imposer la mise en libre accès d’une large part des résultats de la recherche financée sur fonds publics. (Les NIH sont les plus grands financeurs de la recherche biomédicale dans le monde.) Mais les NIH ont renoncé au caractère obligatoire pour se contenter d’une simple demande. Dans sa version originale, ce texte imposait le dépôt dans PubMed Central des articles dans un délai de six mois à compter de la publication dans une revue à comité de lecture. Cet embargo de six mois était une concession faite à l’intérêt général pour obtenir l’approbation des éditeurs. Mais les éditeurs n’ont pas été satisfaits et ont demandé davantage, les NIH ont donc consenti des délais pouvant atteindre 12 mois. Pourtant, même le délai de 12 mois est trompeur, puisqu’il n’y a pas de délai imposé. Et comme il est facultatif de déposer ses articles, les bénéficiaires de subventions des NIH peuvent ne jamais déposer leurs travaux dans PubMed Central.
Les commentaires du public sur cette politique ont souligné le caractère plus strict de la première version ; et même Elias Zerhouni, le Directeur des NIH, reconnaît que ces commentaires appuyaient largement la politique. E. Zerhouni explique qu’il a dû faire de nouvelles concessions aux éditeurs afin de garantir « une flexibilité maximale pour une participation maximale ». Pourtant la meilleure manière d’obtenir une participation maximale aurait été de rendre ces mesures obligatoires et non facultatives.
Si les NIH n’imposent pas aux bénéficiaires de leurs subventions de déposer les travaux des chercheurs dans PubMed Central, ils les « encouragent vivement » à le faire « dans les meilleurs délais » après publication. E. Zerhouni espérait manifestement que cette flexibilité, associée à des encouragements appuyés, inciterait de nombreux chercheurs à mettre leurs travaux en libre accès le plus rapidement possible après publication et qu’en conséquence cette nouvelle version de la politique d’accès public permettrait d’obtenir de meilleurs résultats que sa version initiale qui prévoyait un embargo de six mois. Toutefois, les uns après les autres, les éditeurs annoncent qu’ils n’autoriseront pas les chercheurs financés par les NIH à déposer leurs articles auprès de leur institution avant six à douze mois après publication.
Les NIH ont statutairement le droit de mettre en libre accès la recherche qu’ils financent. Mais ils ont décidé de ne pas faire valoir ce droit et de s’en remettre plutôt au consentement des éditeurs. Lorsque les éditeurs n’approuvent pas les conditions des NIH, l’institution cède au nom de la flexibilité alors qu’elle devrait faire valoir son droit statutaire.
Je me suis exprimé plus longuement sur l’affaiblissement de cette politique dans les numéros de février et de mars 2005 de ma lettre d’information. Pour résumer, les concessions de dernière minute accordées par les NIH aux éditeurs auront pour effet de retarder l’accès de la population générale à la recherche médicale financée par des fonds publics, voire de la priver de l’accès à une partie de cette recherche. Ceci porte préjudice à la mission de service public qui incombe aux NIH et est en contradiction avec les propres critères qui ont prévalu lors de l’élaboration de ces recommandations.
Q. : La co-habitation de deux « voies » – l’une orientée vers l’édition, l’autre centrée sur le développement d’archives – constitue-t-elle selon vous un frein ou offre-t-elle au contraire une certaine complémentarité dans l’approche de la problématique posée par le Libre Accès ?
P. S. : Ces deux approches sont complémentaires. Les revues en libre accès proposent une validation par les pairs, contrairement aux archives ouvertes. Les archives ouvertes ont l’avantage d’une diffusion instantanée de nouveaux résultats (et aussi d’une validation de la date de publication pour ceux qui sont préoccupés par les questions d’antériorité), contrairement aux revues en libre accès. Les archives ouvertes tendent également à assurer une préservation à long terme, qui s’ajoute à une amélioration de l’accès.
A mesure que l’auto-archivage gagnera du terrain et qu’on approchera du taux de 100 % d’auto-archivage des nouveaux travaux de recherche, il est probable que de nombreuses revues sur abonnement seront menacées. Nous aurons besoin de revues en libre accès pour assurer la validation par les pairs. De même, lorsque les revues en libre accès, qui sont actuellement peu nombreuses, se seront développées et couvriront tout le spectre des domaines de la recherche, avec des revues en libre accès de qualité dans le moindre créneau spécialisé de la recherche, nous aurons besoin d’archives ouvertes pour les prépublications, pour servir de miroir aux revues en libre accès et pour garantir aux lecteurs et aux auteurs que leur contenu restera toujours en libre accès. Et puis surtout, dans la période de transition qui s’annonce longue, où nous n’aurons pas de revues en libre accès dans tous les créneaux spécialisés de la recherche, nous aurons besoin d’archives ouvertes pour les auteurs qui publient dans des revues traditionnelles.
Pour toutes ces raisons, je pense qu’un bon développement des archives ouvertes stimulera la croissance des revues en libre accès, et qu’un bon développement des revues en libre accès stimulera la croissance des archives ouvertes. Il serait erroné de privilégier l’une de ses deux approches lorsque nous pouvons privilégier les deux. Certains partisans du libre accès n’arrivent pas à s’entendre sur l’approche qu’il faut privilégier ou sur celle qui est la plus urgente. Cependant, je ne pense pas qu’il faille choisir. Il est sain pour le mouvement dans son ensemble que des personnes motivées et engagées considèrent qu’il est plus urgent de développer les archives et d’autres les revues. C’est une simple division du travail qui permet de renforcer notre efficacité et nous aide à atteindre plus rapidement nos objectifs.
Q. : Hormis l’exemple d’ArXiv, les archives créées ces dernières années par des universités ou des organismes de recherche enregistrent des taux de dépôt relativement faibles. Quelles sont d’après vous les causes du manque d’intérêt que suscitent ces initiatives ?
P. S. : Une étude réalisée par CIBER (mars 2004) a montré que la plupart des directeurs de recherche connaissaient très peu le libre accès. Une étude réalisée presque au même moment par le JISC et l’OSI (février 2004) a montré que lorsque les chercheurs connaissaient le libre accès, ils adhéraient largement au mouvement. Le problème n’est donc pas une quelconque opposition des chercheurs, mais le manque d’information et l’inertie des chercheurs. Ce qu’il y a de positif, c’est que la diffusion du savoir contribue au libre accès, tout comme le libre accès contribue à la diffusion du savoir.
De nombreux chercheurs ne connaissent pas les archives ouvertes et leurs avantages. Ainsi, s’ils connaissent les revues en libre accès, ils ne connaissent pas nécessairement les archives ouvertes. Ils peuvent connaître les archives ouvertes mais ne pas se rendre compte que déposer un article ne prend que quelques minutes. Ils ne savent pas toujours que le libre accès augmente significativement la fréquence des citations. Ils ne savent pas toujours que l’auto-archivage est compatible avec la publication dans une revue traditionnelle. Ils ne savent pas toujours que 80 % des revues étudiées au cours d’une enquête autorisent les auteurs à déposer leurs postpublications dans une archive institutionnelle ouverte. Ils ont parfois une peur irrationnelle que l’archivage de leurs prépublications leur interdise toute possibilité ultérieure de publier, alors que le nombre de revues qui appliquent ces principes est très réduit et est même en diminution.
Trop souvent, les chercheurs ne voient pas leur propre intérêt, ils pensent que le libre accès est un acte politique, voire un acte de charité. Ils doivent prendre conscience que le libre accès rendra leurs travaux plus visibles que n’importe quel autre mode de publication payant (papier ou électronique) et que les lecteurs pourront plus facilement repérer, appliquer, reprendre ou citer leurs travaux. Les chercheurs n’ont pas beaucoup de temps, mais ils ont du temps pour faire la recherche qu’ils aiment. Ils ont encore du temps pour accomplir les tâches fastidieuses de suivi, comme la soumission des articles aux revues, la réponse aux commentaires du comité de lecture, l’envoi de tirés à part aux collègues ou de bibliographies mises à jour aux doyens ou aux responsables de département. Ils trouvent encore du temps pour ces tâches ingrates parce qu’ils comprennent ce qu’elles peuvent leur apporter pour l’évolution de leur carrière. Ce qu’ils doivent comprendre c’est que le libre accès peut servir l’évolution de leur carrière, que ce soit par les revues en libre accès ou par l’auto-archivage. Elargir son lectorat ou son impact est positif pour la carrière.
Nous devons développer une culture chez les chercheurs où le fait de ne pas déposer la version finale d’un article dans une archive ouverte est aussi inconcevable que le fait de ne pas l’écrire lisiblement et de ne pas le soumettre pour publication.
Dans un article publié dans Nature en juin 2004, j’ai essayé de préciser la manière dont nous pouvions former les auteurs au libre accès, les aider à mettre leurs travaux en libre accès et créer des mesures incitatives, et supprimer les mesures dissuasives, pour une mise en accès libre de leurs travaux.
Q. : Si les communautés des sciences de la vie et, bien sûr, de la physique sont sensibles aux questions liées au Libre Accès, comment la situation évolue-t-elle au sein des autres communautés scientifiques ?
P. S. : Il ne fait aucun doute que le libre accès prend moins vite dans les sciences humaines et sociales que dans les autres disciplines scientifiques (sciences dures, technologie et médecine). Il ne fait aucun doute que dans certains domaines scientifiques, comme la biologie de terrain, le libre accès progresse plus lentement que dans d’autres domaines comme le biomédical. En réalité, il est évident qu’il existe de nombreuses différences entre disciplines qui reflètent le financement du libre accès. Cependant, il ne fait aucun doute que le libre accès améliorera la productivité de la recherche et se révélera bénéfique tant pour les lecteurs que pour les auteurs tous domaines confondus, y compris en sciences humaines. Les chercheurs des sciences dures ou des sciences de la vie ont saisi cette opportunité plus rapidement que leurs confrères des sciences humaines, mais ces derniers sont en train de prendre conscience de toutes les possibilités qui s’offrent à eux. Ainsi, récemment, en avril 2005, Alun Salt a lancé un appel en faveur du libre accès dans le domaine de l’archéologie et Roy Rosenzweig a rédigé un plaidoyer exemplaire pour le libre accès dans le domaine de l’histoire. En 2004, j’ai analysé certaines des raisons pour lesquelles le libre accès progresse si lentement en sciences humaines et les mesures qui pourraient être prises pour promouvoir le libre accès dans ce domaine. Les obstacles existent, mais je reste confiant. Le libre accès est souhaitable et peut être atteint dans toutes les disciplines et il est bien naturel que la progression soit plus ou moins rapide selon les disciplines.
Q. : Ces dernières années, on constate que le débat autour du Libre Accès a dépassé la sphère de la seule communauté scientifique pour investir celui de la société civile. Que peut-on selon vous en attendre ?
P.S : Un des aspects importants de l’évolution récente du libre accès est que différents types d’établissements (universités, bibliothèques, fondations, sociétés à but non lucratif et administrations) prennent conscience que le libre accès peut servir leurs intérêts et non seulement ceux du chercheur. Si les chercheurs contrôlent encore quel niveau de libre accès ils souhaitent, de nombreux établissements cherchent à influencer la décision des chercheurs et prennent des mesures les incitant à s’engager sur la voie du libre accès. Ces avancées ont deux implications : premièrement, cela signifie que les établissements concernés ont conscience de leurs intérêts, deuxièmement, cela signifie que le nombre de chercheurs qui proposent un contenu scientifique en libre accès va augmenter.
Au cours de l’élaboration de la politique d’accès public des NIH, on a noté un changement décisif d’attitude lorsque les groupes d’universitaires ou de bibliothécaires ont été rejoints par des associations de défense des droits des patients. Les hommes politiques respectent les universitaires, mais ne les craignent pas comme ils craignent les associations de patients, comme la Genetic Alliance, l’Arthritis Foundation, la Spina Bifida Association of America. Le moment critique a été atteint lorsque la plupart de ces groupes se sont rassemblés sous la bannière de l’Alliance for Taxpayer Access (l’alliance pour un accès du contribuable) pour exiger le libre accès à la recherche médicale financée par des fonds publics.
Par ailleurs, le Sommet mondial sur la Société de l’information (SMSI) est en soi très utile pour ne pas tenir compte des hommes politiques centrés sur des questions techniques et des préoccupations électorales. J’ai souvent rappelé aux hommes politiques américains que les Etats-Unis se sont déjà engagés en faveur du libre accès par la Déclaration de principe du SMSI et par le Plan d’Action, ainsi que par la Déclaration de l’OCDE sur l’accès aux données de la recherche financée par des fonds publics. Le même rappel pourrait être fait aux hommes politiques européens ou dans d’autres parties du monde. De tels accords sont sans valeur s’ils ne sont pas mis en pratique.
L’important est de prendre conscience que le libre accès ne se résume pas à une simple question technique sur le financement des revues ou la création d’archives. Il s’agit bien plutôt de partager les connaissances et d’accélérer le processus de recherche. Ce sont là, ou ce devraient être, des intérêts primordiaux extérieurs à la sphère de la recherche, puisque les progrès de la recherche ne concernent pas que les chercheurs. Certains groupes d’intérêts en sont déjà bien conscients comme les groupes de défense des droits des patients. Mais il faudrait encore expliquer à l’ensemble de la société que notre système actuel de diffusion du savoir est un frein à la recherche et aux bénéfices que la société peut en retirer, comme les médicaments, les technologies, la santé environnementale, la croissance et la sécurité publique.